Opération "Résilience"
«C’était un mercredi.
Oui, ça y est, ça me revient.
C’était l’automne 2020.
Cette fois, le Président avait dit « Vous avez jusqu’à demain minuit. »
Je n’ai pas bien compris.
Je me suis seulement sentie enveloppée par les bras d’une grande Symphonie.
C’était Mahler, et sa Numéro 5, dans les bras duquel je me suis réfugiée.
J’entendais son cœur battre d’une tristesse si fine qu’on aurait dit la pluie.
Sous moi, je crois bien que le ciel se dérobait sous mes pieds.
C’était un peu comme si, alors que nous gravissions depuis des semaines une sorte de falaise, nous accrochant pierre après pierre pour continuer de grimper, la roche, d’un seul coup, s’éboulait sous mes pieds.
Il y a eu comme un blanc dans le noir de la nuit.
Des notes qui dévalaient, qui tombaient une à une, des lignes de la portée.
Il allait falloir nous re-confiner.
Il allait, à nouveau, falloir vivre isolés.
Il allait falloir, encore, nous adapter.
Sans sommation.
Un mois…
Combien de jours le jour jusqu’au premier décembre, sans plus voir mes enfants ? Sans plus voir mes amis ?
Annuler les projets ?
Repousser encore le moment où j’allais vivre, enfin, comme je le désirais ?
Un mois ? A laver, au moins une fois par jour, une seule assiette ? Un seul verre ? Une seule fourchette ? Et mettre chaque jour un seul Moi à table ?
Pour de vrai ?
Trente jours minimum ?
Et on est mercredi ?
On a jusqu’à demain ?
Est-ce que c’est Mahler qui me serrait si fort, et qui broyait mon cœur à l’idée de piler, comme ça, une fois encore ?
A nouveau le malheur, qui s’abattrait sur moi ?
Vraiment ? Comme si une vilaine fée, il y a 49 ans, avait pris soin, spécialement le jour de ma naissance de faire le tour du monde pour lever sa baguette, et m’avait choisie, moi particulièrement, pour poser son maléfice.
« Cet être, d’avance coupable, sera punie d’être venue sur Terre sans y être invitée.
Ainsi, je le déclare, cette vilaine petite fille sera systématiquement séparée des êtres qui lui sont chers, particulièrement dès lors qu’ils lui feront du bien. »
La garce.
La salope.
C’est vrai qu’à bien y regarder, cette vieille pute de fée avait, jusque-là, plutôt bien travaillée.
Je l’ai entendue, là, au cœur de moi très distinctement, rigoler.
Je crois que c’est là, que ça s’est révolté.
Je crois que c’est à ce moment-là, que ça s’est retourné.
Comme une prise de judo.
De Kung-Fu.
De JUJITSU.
Non. C'était du Taï Chi.
Vous pourriez voir la scène, peut-être au ralenti :
je me détache doucement des bras chauds de Mahler,
Serre un peu ses bras, le regard amoureux,
Je me recule un peu... Et Baaaam ! Je me révolte ! La jambe droite, raide, et haute : coup de pied, balayette !
J’ai été si rapide ! On aurait dit Kwai Chang Caine quand il est… Agacé.
Ouverture de la Symphonie N° 5 – Malher.
Séparer la crinière du cheval.
La grue blanche déploie ses ailes.
Je brosse le genou (3 fois)
Je joue de la guitare (3 fois)
Reculer et repousser le singe.
Saisir la queue de l’oiseau à droite ( parer, tirer, presser, pousser)
Saisir la queue de l’oiseau à gauche (Pong, Lu, Chi, Na)
Simple fouet
Mouvoir les mains comme des nuages
Simple fouet
Flatter l’encolure du cheval
Donner un coup de talon droit
Frapper les oreilles de l’adversaire
Se retourner et donner un coup de talon gauche
Le serpent qui rampe à droite et le coq d’or sur la jambe droite
La fille de Jade tisse et lance la navette (2 fois)
L’aiguille au fond de la mer
Les mains en éventail
Se retourner et frapper du poing
Ramener et pousser
Croiser les mains
Fermeture. Dans ta gueule, la fée ! (Il faut faire tout ça très vite) : j’ai changé de musique, et c'est Chico Buarque qui est arrivé (porque eu sou diferente, pardonnez- moi mon Père, de tous mes pêchés, mais cette fois, je ne joues plus.)
Dans ton cul.
Elle la pris en pleine face, mon pied.
Elle a été décapitée, la fée et c'est moi, cette fois-ci, qui ai bien rigolé.
Non mais des fois.
Opération "Résilience", qu'il a dit Le Président.
Au garde à vous, moi, j'obéis.
Jakadi a dit "Résilie" ? Je m'en vais résilier, tu vas voir : tu ne vas pas en revenir (enfin j'ose espérer...)
J'ai ressenti alors, tout au creux de moi, une si douce présence... Bien plus grand qu'un amour qui pourrait se briser : une pure amitié. Un genre de celle qui aurait pu m'inspirer ce que "Revolta" veut dire.
Qui caressait ma joue.
Qui appuyait sa main entre mes omoplates. Qui serrait mes épaules et qui m'a rassurée.
C'était moi.
Un Moi, à tous les âges.
Un Moi, sur qui je pouvais, assurément, compter.
Un Moi qui jamais, ne me laisserai tomber.
Un Moi qui, de tout temps, avait été de toutes les joies, et de toutes les galères, de toutes les larmes et de tous les fous-rire. Ce Moi qui, une fois encore, serai de la traversée et qui me promettais, cette fois, que nous allions fuguer.
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