Mandarine
On en est où, du coup ?
- Nulle part.
- Tu entends ?
- Quoi ?
- Rien.
- Tu sens quelque chose ?
- Une vague impression que je vais changer de Président des Etats-Unis vers le genou, peut-être ? Sinon, le monde semble à sa place, à courir à sa perte pour gagner sa vie.
Je le sens, tout autour de moi, sans qu'il ne m'atteigne.
Comme en méditation. Comme en auto-hypnose.
Je sens, j'entends, j'écoute, les petits bruits du monde, qui s'éloignent de plus en plus.
Je me tourne vers l'intérieur.
Je sens l'immeuble au-dessus de moi, et je vois le quartier, d'en haut, le fleuve.
Je monte encore un peu, je vois l'embouchure du fleuve vers la mer.
La mer devient lac.
La carte de Médecins du Monde affichée aux toilettes s'arrondit.
Elle est globe.
Elle tourne.
Elle s'illumine de dedans, comme la mappemonde de mon frère.
Et je suis dessus.
Exactement où je dois être.
Mon ventre s'est gonflé de lui même dans une grande respiration.
Quelques petits muscles que je ne savais pas tendus se sont relâchés.
J'imagine l'air comme une lumière qui viendrait me nettoyer, me laver. Je suis traversée par l'air de lumière. De haut en bas, de bas en haut.
Mon corps est si léger tandis qu'il est si lourd.
Je suis là... Sur ce minuscule petit point. Je suis un cheveu. Pas plus que la racine d'un cheveu. Et on s'en fout.
- Tu en es où ?
- Là. Et on s'en fout.
- Tu entends quoi ?
- Rien. Et je m'en fous.
- Tu sens quelque chose ?
- Une vie qui n'appartient qu'à moi.
Je sens ma joue contre le sable.
Un sable si fin qu'on croirait une peau.
Il fait déjà jour, à moins que ce ne soit la Lune, ce trait vertical à l'ombre du rideau, qui éclaire mon drap.
Je referme les yeux et retrouve la plage et sa tendre chaleur sur ma joue.
La sensation n'est pas intérieure. Non. Elle caresse ma peau.
Je suis à l'envers de mon île.
On dirait un ventre, sous ma joue et je peux jurer que la plage respire.
L'intérieur de moi est rond.
Ou plutôt une sphère.
Un volume.
Un ventre de femme enceinte à l'intérieur duquel se repose l'Univers.
L'univers en entier.
Là.
A l'intérieur de moi.
L'océan, les étoiles, les montagnes et les fleuves.
Le vent, la pluie, une savane quelque part et une immense forêt. Des étendues glaciales. Des sous-bois secrets.
Je suis pleine.
Je peux sentir la falaise, contre mon dos.
Juste-là derrière moi.
Je suis dans mon bassin et chaque respiration me ramène vers elle.
Sous mes paupières fermées, je n'en crois pas mes yeux : la plage, sous ma joue, est un ventre.
Un autre corps qui s'offre.
Mes doigts caressent le sable, et le ventre est une dune.
Une dune, oui, sous chaque grain de ma peau.
Une dune lente et douce, qui dort.
A fleur de pulpe,
du bout des lèvres de mes doigts,
un petit buisson d'algue,
un coquillage tendre, de celui dans lequel on entend le vent.
Un fruit défendu.
Un oiseau chante, à l'intérieur de moi.
C'est un mandarin et je suis mandarine.
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