Journal de guerre Jour@Nuit
Finalement, n'avions-nous pas obtenu ce que nous voulions : du changement ?
Finalement, nous qui marchions pour la planète, petite fille aux tresses en tête, n'avançions-nous pas, imperturbablement vers ce qui arrivait, tout simplement ?
Finalement, n'étions-nous pas tout simplement exaucés de notre désir le plus unanime : que ça s'arrête ? Que ça ne continue plus comme ça ? Que ça change ? Avions-nous d'autres choix que de ré-interroger nos fonctionnements ?
Finalement, ne désirions-nous pas plus d "'égalité" ? N'étions nous pas désormais égaux face à l'adversité ?
Des milliers d'humains tombaient les uns après les autres de partout dans le monde, sur la totalité de la planète, enfin totalement égaux devant le fléau. Je n'avais pas la force d'aller chercher combien, ce numéro étant devenu pour moi tout ce qu'il y a de plus anecdotique.
Je vivais la maladie de l'intérieur depuis un certains nombre de jours maintenant et j'avais pu expérimenter qu'il n'y avait qu'une seule chose à faire et que je le faisais de mieux en mieux : RIEN. Surtout rien.
Non, ce n'est pas une simple grippe, avec ou sans fièvre.
Ma seule force, en ce moment était de me savoir capable d'accueillir ma propre mort sans inquiétude.
Pour ce qui était de celle des autres, c'était plus difficile et je m'inquiétais pour un tel, une telle. J'arrivais encore à me mettre en colère et j'avais bien du mal à supporter qu'un ou l'autre de mes proches ne me comprennent pas tout à fait, à un pas de passer de l'autre côté et que ce passage-là serait définitif.
Je me savais vulnérable. ö combien vulnérable bien qu'extrêmement confiante. Que je vive ou que je trépasse.
Je comptais de moins en moins longtemps et de moins en moins vite, parler au téléphone était un véritable exploit et me prenait énormément d'énergie. Je n'étais bien que dans la pensée pure et ce qui me faisait le plus mal était de ressentir qu'on me pense immortelle.
J'étais dans le cas de figure le plus confortable pour moi pour vivre cette aventure : seule dans plus grand qu'une chambre ; un arbre qui n'a pas de nom qui fabriquait des feuilles devant ma fenêtre ; ceux qui auraient pu faire quelque chose en cas de besoin étaient aussi des gens qui seulement m'aimaient bien et non pas des proches que mon état auraient pu affecter : mes voisins ; quelques amis venaient prendre de mes nouvelles et j'étais heureuse de me dire que si toutefois c'était mes dernières heures j'aurais eu l'occasion de leur faire un sourire, les faire rigoler d'un peu de mon humour et de mon amour ; j'étais en lien étroit et quotidien avec ma fille, au téléphone et ma mère, par écrit, l'une m'offrant la joie des découvertes de son enfant, l'autre des fleurs de son jardin. Elles m'offraient leur écoute, leur patience, et je les observais gérer leur impuissance, tendrement, courageusement car je sentais que me perdre vaudrait tous les désastres.
Me sentir mortelle, à leurs yeux me faisaient du bien.
Me donnaient l'envie de me battre.
Me battre, ça voulait dire "arrêter de me battre", en ralentissant encore un peu plus ma respiration pour la rendre plus douce, plus calme encore et garder toutes mes forces pour le meilleur de moi.
Elles m'aimaient maintenant, aujourd'hui, n'attendant rien de moi, même pas faire de mon mieux. Rien d'autre que de maintenir dans la plus grande douceur le petit fil d'air pour m'oxygéner. Rien d'autre que de maintenir, dans la plus grande douceur, le petit fil de lien entre elles et moi.
Elles n'attendaient rien d'autre de moi que de partager ces petits moments, maintenant. Un bourgeon qui éclot, une pie dans le nid d'un arbre, la petite qui tient maintenant un jouet dans sa main. Elles m'offraient le printemps qui m'était bien égal. Le plus doux de tout était de ressentir que ces rendez-vous ou tout petit signe de moi les comblait de joie. En prenant soin de moi, elle prenaient soin d'elles.
A moi, ça me donnait des ailes. Des ailes pour m'envoler bien haut dans mes songes dans les nuages de mes draps.
Pour d'autres de mes proches, j'étais encore immortelle. Ils ne m'en aimaient certainement pas moins, mais faisant de leur mieux ils ne comprenaient rien. Pour certains d'entre eux, ça m'était égal ; de la part d'autres, ça faisaient très mal. Je risquais l'hôpital, à quoi bon le nier, mais ça restait abstrait et de toute façon pas d'actualité.
C'était très certainement une manière pour eux de se protéger.
Ces que je ressentais, ce n'était pas leurs bras, leur sourire à mon chevet, mais comme si ce que je vivais était aussi abstrait que derrière l'écran de la télévision. C'était une information, et non pas le moulin de la roue de 24 heures qu'il me fallait tourner avec mes petits bras et mes petits pieds.
Je n'étais peut-être pas juste.
Sans doute trop exigeante.
Il se jouait sans doute d'autres choses qui auraient peut-être pu expliquer cela.
Mais avec ce qu'il me restait de force ou d'énergie, ce que je ressentais c'était un décalage, un fossé qui s'élargissait à chaque heure qui passait.
J'étais sur un radeau dérivant au grand large, en croix sur le dos, offerte aux Dieux tout comme aux oiseaux. Et je ne sentais pas la corde d'amarrage qu'ils pourraient tirer vers eux pour me ramener à quai.
Me battre contre ça était dangereux pour moi.
Expliquer ou revendiquer le besoin de soutien ou comment je pouvais en bénéficier, comment il aurait fallu se comporter, quoi dire ou quoi faire ou seulement demander était, je le sentais, mortel pour moi.
Mortel pour de vrai.
Le poids qui m'oppressait, le poids sur ma poitrine était tout ce qu'il y a de plus concret.
Et si j'étais bien certaine que, me voyant sous les ruines de la bâtisse qui m'abritait ils auraient accouru pour me retirer de dessous les gravats, ils ne se rendaient absolument pas compte de ce que m'inquiéter pour eux, attendre un coup de fil ou me couper la parole, voire me crier dessus, pouvait m'anéantir.
S'il était une chose dont je n'avais cure, c'était la bonne conscience.
Chacun de nous n'avait d'autre issue que de n'être que soi-même, et c'est la raison pour laquelle je n'avais ni rancune, ni colère, ni rien qui ressemble à un quelconque jugement de raison ou de tord.
Je devais, je ME devais de ne penser qu'à une seule et unique chose sur mon radeau : respirer le plus calmement possible.
Je devais, je ME devais de ne penser qu'à une seule et unique chose : équilibrer sans arrêt le volume de l'air qui entre et de l'air qui sort et lui permettre d'aller le plus loin possible dans mon corps.
Mon coeur était le chef d'orchestre de ma vie et s'emballait en tachycardie dès que le grand orchestre se désharmonisait.
Ni trop, ni trop peu.
C'était désormais mon activité physique.
Ma grande symphonie.
Un yoga qui nécessitait le calme le plus absolu.
Une gymnastique que je faisais bien mieux en dormant qu'en prenant des nouvelles ou en m'agitant pour m'évertuer à croire qu'ils chercheraient un jour les amarres pour me ramener vers eux.
Ainsi, un nouveau jour s'était levé et se glissait sous ma porte de chambre.
Je comptais à voix haute jusqu'à 17 en me forçant un peu.
J'étais encore loin du 10 fatidique où il faudrait que j'appelle le 15 mais le trouvais trop près.
J'avais expérimenter par hasard que sourire allégeait la douleur dans le dos, dans le ventre, dans les os.
Alors, je souriais en essayant de toute mes forces de sourire sincèrement.
Manon, je te l'ai dit et redit, j'aime ton écriture, j'aime ta façon d'écrire, j'aime comme tu te regardes à la manière d'une anthropologue avec beaucoup d'humour, une anthropologue qui aime l'humanité. Et j'aime par dessus tout comme tu glisses tes ressentis, les positifs, les négatifs et tu nous les transmets, c'est beau, c'est beau. Bravo et merci de ce partage, quelle traversée !
ça me fait penser à cette citation de Shakespeare : "Nos divertissements sont finis, ils se sont fondus dans l'air, dans l'air subtil. Les tours coiffées de nuées, les temples solennels, ce globe immense lui-même et tout ce qu'il contient se dissoudront. Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et nos petites vies sont…