Journal de guerre - Jour 5
Matin du cinquième jour il n'y a pas d'oiseau pour chanter dans l'arbre qui n'a pas de nom. Ils se sont fait peut-être confiner. Il y a vaguement au loin une tourterelle que je n'avais jamais entendue ici. Je ne l'ai jamais entendue ailleurs que dans le chauffe-eau de Loïc, cette tourterelle. Autrefois, (avant le midi du premier jour), je me demandais "avec qui et où" j'allais décider de passer le reste de mes quinze prochains jours et j'avais le choix. Je n'ai pas choisi la tourterelle du chauffe-eau de Loïc. Je n'ai pas choisi les hortensias de ma mère. J'ai été rassurée que Zouzou choisisse la vue sur le Rhône de chez Zozo.
Zouzou, c'est ma coloc. ça fait une semaine qu'elle s'est installée chez moi. On était bien contente toutes les deux d'avoir organisée nos vies ainsi. Elle a juste eu le temps de ramener deux tonnes de fromage et de faire cinq kilos de compote, pour le moment, et elle est allée se confiner ailleurs. C'est mieux. Je n'aurais pas du tout supporté que ce soit avec elle que je sois obligée de me disputer. Elle m'aime trop pour pouvoir supporter qu'on se dispute, et moi aussi. Alors c'est bien. C'est bien mieux comme ça.
Loïc, c'est... Loïc, c'est celui avec qui je me dispute, d'habitude. On se donne rendez-vous à la terrasse du Chanteclerc et des fois ont fait des mots fléchés et des fois on se dispute tout doucement et moi je pleure. Après, on change de carrefour pour se dire au revoir, car moi, j'essaye qu'il n'y ait pas "un carrefour quand ça va bien" et "un autre quand ça va moins bien". Le coup du carrefour où on se dit au revoir a une capacité à me foutre un blues terrible, déjà, au naturel, mais alors si en plus on se crée un carrefour pour quand on se fait la gueule...
Le dimanche, on va faire le marché, nous avons un problème quelconque avec un fromager (on leur donne 3 chances tout au plus, mais c'est vrai qu'on a un problème avec les fromagers. Enfin, dernièrement, ça allait.), il achète le progrès, il me dit "Tiens, j'ai ton Femina !" et on va faire les mots fléchés au café.
Dimanche dernier, on n'a pas pu faire les mots fléchés : les terrasses étaient fermées. On se serait cru le 1er de l'An, en pire. Parce que chez nous, les terrasses des cafés ne sont jamais fermées. Jamais. Même le Monoprix. jamais. Et même le premier de l'an, il y a encore la Brasserie des écoles qui est ouverte. Le dimanche d'avant, on est allé jusqu'à la Brasserie des écoles, et elle était fermée. J'ai compris que c'était grave. J'ai même dit "Ohlala ! C'est la guerre ou quoi ?" Et c'était plus de 24 heures avant que Macron ne nous répète six fois que "c'est la guerre", comme si on n'avait pas compris la première fois déjà. (Je me demande si il ne nous prend pas pour des arriérés des fois... Des tebés, des gnoufs, des ploucs, des zinzins. Alors qu'il suffit de fermer les terrasses pour qu'on comprenne que là, on a un gros problème...)
J'ai gardé le Femina du dernier dimanche parce que je n'ai pas choisi d'aller chez Loïc pour me confiner.
Si j'avais choisi d'aller chez lui pour me confiner, on aurait pu faire les mots-fléchés.
Et c'est avec lui que j'aurais pu me disputer.
Remarque, il aurait pu venir chez moi, lui, aussi. On aurait regardé les feuilles de l'arbre qui n'a pas de nom pousser. J'aurais dit "Oh ! Tu as entendu ? La tourterelle t'a suivi jusqu'ici !" Mais comme il est sourd, il aurait dit "Quelle tourterelle ?" - Là ! Tu n'entends pas ! Ecoute ! Il y a une tourterelle ! D'habitude, elle est dans ton chauffe-eau ! - ... - Tu sais bien ! - Quoi ? - Et bien la tourterelle qui est dans ton chauffe-eau ! - Qu'est-ce qu'elle a la tourterelle qui est dans mon chauffe-eau ? - Et bien elle est là, je te dis ! Elle t'a suivi ! - Tu as vu qu'il y a une promo sur les petits-pois en ce moment ? - Mais pourquoi tu changes de sujet ? - Mais je ne change pas de sujet ! - Si, tu changes de sujet. Il n'y a aucun rapport entre la tourterelle de ton chauffe-eau et les petits pois en promo. - Mais je croyais qu'on avait fini, avec le chauffe-eau ! Tu ne vas pas commencer ! On n'a pas commencé les mots-fléchés !
Et si ça se trouve, on se serait disputés. Ou pas. Des fois, ça ne fait rien, pour moi. Des fois, c'est bien, même, de changer de sujet.
Au matin du cinquième jour, j'aurais bien aimé qu'il me choisisse avec lui pour passer les quinze prochains jours du reste de sa vie. J'aurais bien aimé qu'il me pense indispensable à sa vie. Il m'aurait très volontiers accueilli, ça oui. C'est sûr. Il a très bien compris que je ne pouvais pas, une fois encore, envisager de laisser mon appartement et risquer de le retrouver moisi, pourri avec mes plantes mortes dedans, gluant de la poussière prise dans la graisse d'humidité comme je viens de le vivre il y a seulement quelques semaines... Il a très bien compris, tout ça. Mais ça n'a pas fait le déclic de se dire "oh non, pas encore être séparés..."
Au matin du cinquième jour, ils sont venus scier l'arbre qui n'a pas de nom. J'espère qu'il ne s'agit que d'un élagage... J'espère qu'ils vont quand même me laisser l'arbre. J'espère qu'ils vont nous laisser l'arbre qui n'a pas de nom et ses bourgeons devenir branches. J'entends la scie électrique et les branches qui tombent sur le sol. Les oiseaux le savaient. Moi, non. Il faut bien tailler pour pouvoir pousser, paraît-il...
Au matin du cinquième jour, je sais bien que je n'aurais pas entendu la scie si nous n'étions pas confinés. Je n'aurais sans doute pas entendu la tourterelle. Mais la réalité qui m'importe aurait été la même.
11h30 du 5ème jour.
Je me suis rendormie et j'ai fait un drôle de rêve : nous avions un ennemi commun, un tout petit virus. La Croix-Rousse, Lyon, la France, l'Europe, les Etats-Unis, le Monde entier avait joué à Jakadi. Jakadi "traversez la rue" et nous avons traversé la rue. Jakadi "rentrez chez vous !" et nous sommes rentrés chez nous. Jakadi "travaillez bande de feignants !" et nous avons été harcelé par le Pôle Emploi. Jakadi "Télétravaillez !" Et nous nous sommes organisés. Jakadi "Lisez !" Et comme il avait fermé les librairies, seul Amazone s'est frotté les mains sans se les laver. Jakadi "Vous aurez une prime non fiscalisée et désocialisée si vous avez le courage d'aller au travail" mais ça ne concernait pas tout le monde. Seulement les salariés qui pourraient bénéficier d'un intéressement, donc les grosses structures. Jakadi avait dit aussi de rentrer, mais d'aller voter, et qu'on allait arrêter tout ce qui est indispensable : les lieux de culture et de socialisation.
Dès le premier soir nous avions inventé des bêtises pour rigoler, et nous nous sommes donné rendez-vous à 20h pour applaudir les personnels de santé. Nous avons essayé de chanter comme les italiens sur les balcons, mais nous avons constaté que les italiens sont bien meilleurs en chansons sur les balcons. D'ailleurs, on ne pouvait pas jouer à la compétition avec les italiens pour les recettes de pâtes, parce que quelques-uns avaient dévalisé les rayons de pâtes dans les supermarchés. D'ailleurs, les italiens mourraient plus encore que les chinois, alors on a fermé nos fenêtres de balcons.
Alors quelques-uns d'entre nous sont ressortis au bout de deux jours parce que c'était un peu difficile. Alors les mesures se sont durcies. Aux hygiaphones, les forces de l'ordre en uniformes sommaient les gens de rentrer chez eux. Les plages étaient interdites, et les sentiers de forêt aussi. Et moi, je n'étais plus au chômage.
Je me suis réveillée les doigts et le clavier plein de Connerie, un grand rire au fond du ventre, avec ce roman comédie de science-fiction à deux balles. Mais le Gorafi avait pris pendant mon sommeil les commandes des médias et nous étions dans une grande farce. Une immense fake news à laquelle nous étions contraints de croire.
Dans mon cauchemar, Jakadi avait fini par dire "Oh pis démerdez vous, j'ai claqué tous les milliards que je voulais, je me suis bien éclaté, mais vous, vous êtes vraiment des mauvais joueurs. Je joue plus, allez Salut."
Alors je me suis prise dans les bras, et j'ai pleuré un peu dans mon coude et je me suis dit "Ma fille, c'est pas le moment de mollir..."
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