Journal de guerre - jour 7
Alors qu'au matin du 6ème jour m'apparaissait comme une aventure collective à vivre individuellement, au matin du 7ème jour, je ressentais particulièrement la situation comme une aventure individuelle à vivre collectivement.
D'un point de vue personnel et pour le coup très individuel, j'étais contrainte de vivre à nouveau ce que je venais de vivre, mais à l'envers. J'avais choisi de me confronter à l'isolement en partant sur les routes quelques mois plus tôt en laissant tout derrière moi et j'étais contrainte aujourd'hui de me confronter à l'isolement en restant chez moi, avec toutes mes affaires. J'avais tenu 6 mois les cheveux au vent pieds nus dans mes sandales et j'avais craqué au bout de 21 jours dans le plus merveilleux des petits Paradis, isolée de tout et de tous, avec 5 poules, deux oies et une énorme chienne aussi adorable que caractérielle. Combien de temps allais-je tenir chez moi ? Ente temps, les oies s'étaient fait bouffer par le renard, lequel renard était devenu peut-être végan car il ne semblait pas s'attaquer aux poules... (A moins qu'un chasseur ?) Et cette fois, nous étions TOUS confrontés à la même situation.
Au matin du 7ème jour, le point de vue en moi s'inversait. se retournait sans cesse, s'alternait, comme une vieille chaussette que l'on met et qu'on enlève, et dont on ne sait plus vraiment quel est le "bon" côté. La chaussette était "intérieur" ET "extérieur". Elle n'était pas moins une chaussette en étant à l'envers qu'à l'endroit. Quelle soit jaune, verte, bleue ou noire, c'était une chaussette. J'étais une chaussette. Nous étions une chaussette. Une chaussette isolée, perdue, une chaussette trouée, une chaussette à rayure, une chaussette en laine, en fil de soie, en grosse laine, une chaussette de montagne, une toute fine avec de la dentelle. Avec un endroit et un envers non séparables.
Avec un JE et un NOUS plus que jamais indissociables.
Au matin du 7ème jour, j'accueillais l'idée que j'avais refusée jusqu'alors et l'installait devant moi, sur le canapé.
-"Allez l'idée insupportable, vient. On va causer."
Oui, nous étions en guerre. En guerre séparatrice perpétuelle. Pas envers un virus, une maladie, non : ça, c'était la guerre du Gouvernement. ça, c'était une guerre économique, une guerre sanitaire, une guerre pour avoir un ennemi quelque part. ça, c'était le terme donné à la crise sanitaire, au Grand Corps Malade qui permettait de mettre en lumière la guerre que nous nous menions à nous-mêmes. Une guerre sans mercis, quotidienne, tellement profonde qu'elle avait déteint sur toutes les chaussettes. Nous étions dans une guerre de séparation perpétuelle :
Les hommes / les femmes après les blancs / les noirs, les hétéros / les homos. C'est bien / Ce n'est pas bien. Il a raison / Il a tord. Chacun voulant affirmer son point de vue et le faire admettre en gueulant plus fort. Chacun imposant son monde comme une vérité, se rapprochant de ceux qui confortaient le même point de vue, rejetant celui qui voyait les choses autrement.
Plus nous voulions réduire les inégalités, plus elles apparaissaient ailleurs. On avait voulu une école pour tous : et moins on connaissait l'orthographe, renforçant encore plus l'idée d'une "élite" et l'idée d'un "vulgaire". Une chaussette dont on ne trouvait plus l'endroit ou l'envers. On avait voulu un monde "plus juste" sur des bases d'"avoir" et de "savoir", sur des bases de volume, de nombre, de parité, mais qu'en était-il de la qualité ?
Séparation. Division. Moi, et les autres. Moi contre Toi. Et pas pour faire un câlin. Ceux qui mangent de la viande/ceux qui n'en mangent plus. Les carnivores, les végétariens, les végétaliens, les vegan, les flexistes, toujours et encore ceux qui ont raison et ceux qui on tord. Ceux qui ont plus raison que les autres. Et ceux qui ont moins raison que les autres. Ceux qui mentent sur ce qu'ils bouffent.
Travail / Vacances. Emploi / Chômage. Toujours et encore. A l'image du tout petit infinitésimal début de la vie : une cellule, qui se divise en deux et qui se multiplie. Sans encore arriver à concevoir suffisamment profondément que de cette division première apparait le miracle du vivant créatif : une algue bleue, un champignon, un arbre, une baleine, un bébé. Un bébé "homme", un bébé "femme" et il nous faudra bien le comprendre un jour un bébé homme/femme, un bébé femme/homme, un bébé seulement humain. Un bébé libre et égaux en droits (si on y veille), mais égal avec rien du tout. Un bébé singulier. Un bébé comme les autres bébés singuliers. Un bébé fusionnel avec le monde qui aura besoin de faire l'expérience de la confrontation pour se comprendre être un "autre" et qui, devenu adulte, comprendra qu'il n'est autre que partie de tous.
Quand deviendrons-nous adultes ? Quand trouverons-nous seulement intéressant la différence ? Passionnant l'expérience ? Quand envisagerons nous que ça ne fait aucune espèce de différence qu'on mette la chaussette dans un sens ou dans l'autre pour nous protéger les pieds ?
Au matin du 7ème jour, il y a quelques chaussettes que j'aimerais voir changer de sens, pour voir. J'aimerais l'égalité des chances entre le conditionnement des paquets de cigarettes et la bouffe dégueue. Si fumer tue, le coca pas moins. Pourquoi étiquetons-nous ce qu'on tente plus ou moins bien de fabriquer "sainement"au lieu d'étiqueter la merde qu'on mange sans le savoir ? Pourquoi doit-on préciser "bios" sur les aliments moins toxiques ? Ne serait-ce pas plus logique, plus simple, d'inscrire "Merde" sur de la merde, tant qu'à écrire quelque chose, plutôt que d'écrire "bio" sur une espèce biologique ? Quelle sera l'étape d'après ? Ecrire "Courgette" sur une courgette ou "Cucurbitacé Ogéémisée saveur courgette" sur une merde en plastique avec de l'os de cheval dedans ?
Au matin du 7ème jour, j'aimerais qu'il n'y ait plus féminin ni masculin dans l'orthographe française. Il n'y aurait qu'un seul genre. Le genre humain.
Au matin du 7ème jour, j'aimerais qu'il y ait un revenu universel équivalent à un SMIC et non un RSA sur l'ensemble de la planète, (équivalent avec chaque niveau de vie et de pouvoir d'achat, et non une somme qui ne veut rien dire) pendant tout le confinement et qu'on essaye pendant 6 mois après, pour voir ce que chacun en aura fait.
Au matin du 7ème jour, je découvre que mes doigts ne se reposent pas mais qu'ils ont commencé à écrire au passé, et qu'ils démangent d'écrire au futur.
Au matin du 7ème jour, je me pensais poète, mais je ne suis qu'idéaliste. Poète, c'est bien, pour moi, comme mot. Idéaliste, c'est chouette aussi : on n'en sait pas le genre, et c'est égal. Et dans ce contexte, "égal", ça veut dire "on s'en fout".
Au matin du 7ème jour, je ne fais pas de mots-fléchés du Femina. Je ne cherche pas le mot d'après la définition. Je cherche en moi ce qui fait sens.
Ce même matin du 7ème jour, alors que ma pensée continuait sans relâche de s'offrir à moi sur le moi, le nous, le genre humain, l'aventure individuelle ou collective, je décidais d'aller voir dans le frigo si j'y étais, me rappelant ma propre séparation corps/esprit, ce "haut" si agile dès le matin et ce "bas" ayant tôt fait de ne plus faire ses exercices de cloche-pieds dans le couloir pour aller au travail. Je m'amusais à faire jongler en moi les termes de "cloche-pieds" et de "croche-pieds" tandis que j'ouvrais la porte du frigo, faisant tomber du haut du frigo (au dessus du congèlo) un bocal en verre remplit de noix.
Juste à côté de ma tête. Là. "Caramba ! Encore loupé !" me-dis-je... Quelle sortie pourtant furieusement ironique et drôle cela aurait-été ! Moi qui redoute autant qu'espère une gloire universelle de mes écrits (on se dit les choses, hein... Au point où on en est...) Paf ! Toutes mes pensées humanistes, envolées au profit de mon petit égo qui imagina immédiatement les gros titres dans les journaux (du quartier) et la bande en bas sur BFM TV : "Manon Grimberg nous a quitté pendant la crise sanitaire mondiale du coronavirus : un bocal en verre plein de noix lui étant tombé sur la tête. Certains de ses proches la déplorent tandis que d'autres se disent que c'est encore une connerie qu'elle a inventé pour se rendre interessante."
ou bien "Sortie du Coronavirus, une femme d'une cinquantaine d'années d'après le Carbone 14 utilisé sur ses os, retrouvée devant son frigo. Seuls indices de son décès : des noix parfaitement conservées et des débris de vers. Le procureur a mis tous ses enquêteurs sur l'enquête."
ou bien alors rien, ce qui est plus probable, mais que voulez-vous, il faut bien que l'égo se moque, aussi, de temps en temps.
Puisque je ne m'étais pas assassinée avec un bocal de noix, autant aller me suicider en allant faire quelques courses. le 7ème jour était un dimanche et je décidais que certains rituels pouvaient avoir du bon. Celui de s'offrir une petite baguette de pain frais le dimanche me semblait tout ce qu'il y a de plus correct. Je passais au Super histoire de prendre aussi quelques petits trucs pour stabiliser mon frigo ainsi que mon estomac, de l'intérieur. Rayon oeuf, vide. Rayons bières : vides. Rayon PQ : vide. - Oh lala ! Mais il n'y a plus rien dans vos rayons ! - Si, si ! T'inquiète ! - Dévalisés ? - Non, on est approvisionné normalement, mais... - Ah... OK. Le week-end, mes voisins boivent des omelettes en bouffant des bières et ont peur de ne pas pouvoir se laver les fesses. - Non, c'est le collègue qui met en rayon qui a chopé le virus. - Ah merde. - Le samu est venu le chercher juste avant qu'il finisse ses horaires. Il n'a pas eu le temps de remplir tous les rayons. - Ah ben oui. C'est comme en Chine. On meurt sur scène, quoi.
Décider à prendre tous les risques, je me suis alors dirigée vers le marché. Pas de fanfare sur les marches de la Mairie. Pas de fanfare, pas de dimanche. Pas de Dimanche plus de semaine. Plus de semaine, plus de cadre, plus de cadre, seulement la vie ! Je suis allée à l'extrême bout à droite et j'ai fermé les yeux. j'ai pris une bonne inspiration, j'ai caché nez/bouche dans mon foulard et je suis remontée jusqu'à l'extrême bout gauche. Je n'avais pas de liquide sur moi, je n'ai rien acheté. J'ai seulement regardé les légumes, les fruits, les commerçants, les gens. je me suis nourri de l'humanité, de l'odeur des olives, Je me suis mêlée incognito aux quatre clampins qui vivaient l'aventure avec moi, je me suis offert un bain d'une toute petite foule, je me suis enivrée de leurs odeurs, de leurs visages, de la couleur de leur cabas, de leur manteau... C'était bon de m'offrir quelques minutes "parmi". Parmi des gens que je n'aimerais peut-être pas. Parmi des gens que je ne choisissais pas. Parmi des gens que je ne connaissais pas. Parmi des autres. J'ai oublié que je venais de ne pas passer loin du bocal de noix. J'ai oublié que je n'avais pas le droit. J'ai oublié que j'avais oubliée de remplir mon attestation de dérogation pour m'autoriser à faire quelques pas dans le quartier.
- Madame, vos papiers s'il-vous-plait - Oui, tout de suite. (Je tends ma carte d'identité) - Votre attestation, s'il-vous-plait - Ah ! Mince ! J'ai oublié. je suis désolée. Confuse. Ahlala, c'est dingue. Mince ! Je ne l'ai pas. - Je vais devoir vous verbaliser. - Ah mais non ! Non non non pas possible ! C'est encore pire que de me fracasser le crâne avec un bocal de noix, ça Monsieur ! Je n'ai pas un sou ! J'ai déjà payé 2 amendes de stationnement ce mois-ci parce que j'ai pris la voiture en début de mois ! Ah non non non ! Tout mais pas ça ! - La Loi, c'est la loi, Madame ! - Mais je ne suis pas sortie depuis 4 jours ! Je vous jure que c'est vrai ! Je ne fais que réfléchir et écrire et je ne mange pas assez ! je suis sortie pour raison valable ! - ça fera 38 euros, Madame (me dit-il en sortant son carnet) - Monsieur l'agent, je vous en supplie. Je comptais sur la vente de mon vélo (électrique, tout neuf, super beau : 150 km au compteur. ça vous intéresse ? Ah, non. Pardon. D'accord) mais c'est pour tenir les prochaines semaines, mais comme vous le savez, ce n'est pas la bonne période pour vendre mon vélo même si c'est la bonne saison et je l'ai rangé dans la cave, bien plié, en attendant des jours meilleurs. Si ça se trouve, il va prendre de la valeur ! Est-ce que je peux vous payer en plusieurs fois ? Echelonner ma dette sur quelques mois ? Est-ce que je peux faire un chèque que vous encaisserez dans quelques années ? Je vous en prie, Monsieur. Je veux bien applaudir le personnel soignant et aussi applaudir les policiers. Je ne suis pas sortie de la SEMAINE ! C'était juste un peu, juste une fois, juste parce que c'est Dimanche. C'était pas longtemps. Vraiment. - Et où sont vos courses ? - Et bien... J'y allais, là. Il a regardé son collègue dans les yeux par en dessous. Le collègue a fait un petit signe de tête. - ça ira pour cette fois. Mais la prochaine fois, ce sera 38 euros. - oui oui. oui merci. Merci beaucoup. Merci infiniment.
En une heure, j'ai échappé au bocal de noix et à l'amande. Euh... A l'amende. Je suis rentrée chez moi. Dans la rue, j'ai croisé un type avec 3 paquets de litière pour chat. Je me suis interdite de porter un jugement quelconque. Mais je n'ai pas proposé de l'aider.
Je n'ai besoin de rien. De rien du tout. Vraiment. Seulement écrire. Et rester toute seule chez moi. J'espère seulement que j'arriverai à ressortir le moment venu.
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