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Journal de guerre - jour 6

Au matin du 6 ème jour, c'était encore la nuit du 5ème jour.

Les phrases étaient aussi limpides que l'eau des canaux de Venise après une semaine sans touriste : nous étions en train de vivre individuellement la plus extraordinaire des aventures collectives. Je dormais peut-être encore, je ne saurai dire, tant séparer la fiction de la réalité me demande d'effort.

Dans ce demi-rêve nous étions les cellules d'un cerveau. Nous étions un seul. Nous étions un seul cerveau, un seul corps au repos. Un seul corps. Nous étions chacun une cellule de ce corps. Nous étions chacun un neurone. Un neurone isolé, barricadé dans sa réalité propre, rattaché aux autres par un réseau de télécommunication non palpable, une sorte de presque télépathie technologique : un nuage.

Nous n'étions plus reliés les uns aux autres que par les mots. Par les images. Nous étions un corps en expansion, chaque cellule n'ayant comme seul mot d'ordre de ne pas se rapprocher les unes des autres. Ne plus se toucher. ne pas entrer en contact. Nous étions devenu un corps en méditation. Individuellement autant que collectivement, nous étions stoppé dans notre course folle, sommés aux déplacement les plus minimes : respirer.

La société entière était arrivée à un tel point de vitesse, semblable aux pensées multi-vectorielles des personnes dites à Haut potentiel, créant des liens, des arborescences, des logiques imprévisibles que beaucoup d'entre nous courraient le long du train sans plus pouvoir y monter.

La société entière des humains avait pilé net. Le cerveau n'avait pas fait un burn-out, non. Le grand corps s'était mis au repos. Au repos forcé.

Le grand corps n'avait pas eu un accident, non. Le grand corps avait été stoppé au feu rouge.

Le grand corps n'avait pas été mis en prison, non. Ni en heure de colle. Le grand corps était assigné à résidence.

Collectivement, nous devions obéir aux ordre des médecins et écouter les nouvelles quotidiennes du Directeur de la Santé.

Individuellement, à l'intérieur de nos cellules-maisons, nos cellules-appartements, nos cellules-"pas de porte", nous étions livrés à nous-mêmes.

Au matin du 6ème jour, alors que le jour se lève, la cellule que je suis se sent plus que jamais seule et isolée tout autant que faire partie du grand tout. Au matin du 6ème jour, alors que le jour se lève, la cellule que je suis résiste encore à accepter la réalité.

Elle lutte. Elle lutte vainement, elle lutte et se bagarre avec ses petits poings dans le vide comme dans une danse folle. Elle n'est pas d'accord. Pas d'accord du tout. Le petit moi est furieux. Le petit moi veut se croire libre. le petit moi ne supporte pas la contrainte, le petit moi n'a jamais accepté le "cadre", les ordres. Le petit moi est toujours à côté de la consigne. Le petit moi s'est immédiatement déclaré "Desertrice" de cette soi-disant "guerre".

Le petit moi est un neurone qui voudrait ne pas avoir besoin du grand corps. Mais le petit moi n'a jamais été plus en paix avec les autres neurones, avec les autres cellules du grand corps que ce matin du 6ème jour.

Au matin du 6ème jour, alors que le jour se lève, le petit moi se sent plus que jamais connecté à l'individualité de chacune des cellules du grand corps.

Je sens, à l'extérieur de moi, le grand corps qui respire calmement. Lentement. Il bouge encore un peu, ici ou là, avec deux ou trois individus qui s'affairent dehors ou se dégourdissent les jambes, mais il est couché. Il n'est pas terrassé, non.

Comme toute terre que l'on met au repos, le grand corps a la possibilité de se régénérer. Le grand corps est en jachère. Dans mon petit appartement, je n'ai plus comme unique responsabilité que la petite cellule que je suis. Dans mon petit appartement je n'ai plus qu'une chose à faire : accepter la réalité de moi-même. Découvrir qui je suis, qui je veux être, qui je décide d'être dans cette situation partagée par tous. Dans mon petit appartement, c'est seulement moi qui ne peut que constater ma réalité. C'est seulement moi qui peut la faire évoluer.

Au matin du 6ème jour, le soleil qui vibre dans mon coeur éclaire le bourgeon de l'arbre qui n'a pas de nom, tout autant que les poubelles collectives éventrées de mon allée. Au matin du 6ème jour, ce printemps n'est plus une insolence. Il m'apparait comme l'aventure collective d'un grand corps malade.

Et le 6ème jour était un samedi.

Et le monde continuait de s'agiter. Les globules blancs étaient devenus soldats. On entendait qu'ils étaient épuisés et qu'ils n'avaient pas les moyens, pas assez de lit, pas assez de respirateurs, et que les masques pour les protéger étaient peut-être mal distribués. Certains voulaient les applaudir. D'autres s'indignaient de les applaudir.

Certains avaient entamé un journal intime, d'autres un journal public, d'autres encore critiquaient les journaux publiés. Il y avait les journaux des poètes et les journaux des starlettes et il n'y avait pas les journaux des clodos qui n'avaient pas de connexion aux réseaux sociaux. Il y avait donc des intellectuels qui écrivaient des journaux de confinement et des intellectuels pour les critiquer. Il y avait surtout ceux qui aimait écrire et ceux qui aimaient lire. Ceux qui n'aimaient pas écrire et ceux qui n'aimaient pas lire. Il y avait toujours ceux qui savaient lire et ceux qui ne savaient pas. Et ceux qui continuaient de manger des chips.

Il y avaient des sans-abris verbalisés de ne pas suivre les consignes de confinement.

Il y avait ceux qui montraient comme ils avaient de la chance et ceux qui trouvaient indécents de montrer comme ceux qui avaient de la chance avait de la chance. Il y avait ceux qui se voulait solidaires et ceux qui n'en avait rien à foutre. Il y avait ceux qui se grattaient la nouille sur leur canapé et ceux qui organisaient déjà le monde qu'ils voulaient demain.

II y avait ceux qui jeûnaientt et ceux qui méditaient et ceux qui lisaient et ceux qui avaient peur.

Il y avait ceux à qui la situation ne changeait pas grand-chose dans le fond, habitués de l'exclusion ou de l'isolement, ou du chômage et ceux qui retrouvaient un lien avec leurs enfants, un lien virtuel, un lien de loin, mais un lien tout de même. Il y avaient ceux rivés sur les derniers chiffres des courbes de malades dépistés et ceux qui préféraient se retirer. Ne plus s'informer. Couper avec les informations désordonnées, multiples, inverses. Il y avaient ceux qui battaient leur conjoint.es, leurs enfants, leurs chiens et ceux qui, au contraire, les redécouvrais, s'en rapprochaient. Se retrouvaient. Il y avait des touts petits bébés de quelques jours, quelques semaines et d'autres sur le point d'arriver. Il y avait de jeunes amoureux libres de découvrir leur amour comme on peut en rêver : enfermés deux mois avec comme horizon le ciel de leur fenêtre. Il y avait des couples ensemble. Et des couples séparés.

Il y avait ceux qui sortiraient de là brillant guitariste, brillant contrebassiste, brillant pianiste, ceux qui auront écrit un Roi Lyre, ceux qui se seront découvert une nouvelle passion, ceux qui auront retrouvé une vieille boîte en fer oubliée avec tant de souvenirs dedans, ceux qui auront pris 17 Kg, ceux qui restaient cloisonnés et ceux qui sortaient quand même.

C'était la faute au Capitalisme, la faute au Pangolin, la faute au gouvernement, la faute au connard qui ne se lavaient pas les mains. C'était la faute à personne et c'était la faute au virus. La faute au chinois.

Au début de la pandémie, alors qu'elle n'était pas une pandémie mais une grippe chinoise, alors que certains l'observait en grignotant des chips le soir autour de 20 heures, et que d'autres l'a prenait déjà très au sérieux, on avait vu des gens fuir des visages de type asiatique et des restos chinois devoir fermer. L'ennemi était alors la connerie raciste, un ennemi contre lequel on ne déclare pas l'état de guerre. Un virus avec lequel ont essaye de négocier.

Il y avait des règlements de comptes, et des aveux et il y avait des secrets et des déclarations. Il y avait ceux qui se préoccupaient des autres et ceux qui n'y pensaient pas. Ceux qui jugeaient et ceux qui faisaient de leur mieux. Ceux qui avaient un jardin et ceux qui n'en avaient pas. ceux qui avaient à manger et ceux qui n'en avait pas. Ceux qui avaient une retraite et ceux qui n'en auraient pas.

Il y avait ceux qui avaient un avis et ceux qui n'en avaient pas. Ceux qui avaient raison et ceux qui avaient tord. Et ceux qui changeaient d'avis mais ne s'en rendaient pas compte. Ceux qui pétaient un câble et ceux qui étaient patients.

Alors que nous étions enfermés dans nos abris respectifs, nous nous enfermions tous seuls dans l'étiquetage de nos différences.

Et aucun de nous ne savaient quand et comment tout cela allait bien pouvoir finir.

Au 6ème jour, c'était un samedi je crois. C'était aujourd'hui. Dans ce temps suspendu mes doigts m'ont surpris à écrire au passé. Quelque chose en moi a dû s'être arrêté.

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